#FoundandLostII
Un, deux, trois, image
« Found & lost » ;d’emblée le titre nous met à la table de jeu. Battons les œuvres-cartes, distribuons-les au petit bonheur et regardons ce qui s’y recueille, ce qui s’y cueille à fleur de ce qui se trame, s’imprime ou se dessine, souvent à contre-courant, voire à contre champ de l’œil du commun.
Avertissement : entrer dans ce jeu, c’est instamment accepter de sacrifier et la règle et l’enjeu ; point de mise ni de prise sur chaque donne, qui ne nous fileraient sitôt entre les doigts : butin aussitôt gagné, butin aussitôt perdu !
Qu’est-ce ce jeu qui ne laisse promettre qu’un gain courant à sa perte et qui nous enjoint par la même occasion, de croire que tout n’est pas totalement perdu ?
Qu’est-ce ce jeu qui annonce une partie sans fin ?
Déduisons tout de suite que les vingt-huit œuvres distribuées sur les cimaises réclament un regardeur-joueur d’une espèce naissante à force de co-naître à ses images sans légendes, sans chiffres, sans identifiants, décevant ainsi tout récit récupérateur.
Le regardeur lambda est fondamentalement romantique, quand il bat les cartes, il est mu par l’appétit du gain ; spirituel soit-il ! Il se hâte à dénicher la griffe de l’artiste, il s’emploie à suivre à la trace les menues boursouflures de la matière qui trahiraient un souffle et un ego !
Ici rien de tel ! Ici on ne claironne point ! L’artiste nous invite à guérir de notre romantisme béat, et la rhétorique qu’il déploie joue subtilement la carte de la discrétion et de l’anonymat. Sommes-nous face à une profession de foi reprise au grand siècle : « le moi est haïssable » ? Pas si sûr ; car le prétendu classicisme de l’artiste ou de son œuvre est tout pétri d’une imagination créatrice, en tout point soutenue par une subjectivité exaltée !
A chercher une devise pour l’expo : une formule nous est de suite soufflée : « ça s’est fait !» ; sous-entendre : « ça s’est fait tout seul !», comme si une poussée naturelle avait mis en espace et en ordre des bribes d’images tout-venant.
Oui ses œuvres qui mélangent images et techniques s’affirment sans tapage avec l’évidence de ce qui est, et a été toujours là. Leur mode d’apparition serait semblable à celui d’une banquette ou d’une fenêtre qui s’entêtent à être là, sans réclame ni attestation de présence ! Mais apportons une nuance, les œuvres de Işıl Kurmuş et la présence qu’elles induisent n’est pas de tout repos comme le serait une chaise qui voit son aspect visible complètement épouser sa fonction ; d’elles quelque chose d’inquiétant sourd en dépit de leur calme de surface ; étrangement l’œil arrive à tout lire mais ne comprend quasiment rien. Le vocabulaire est là mais la grammaire échappe.
Prémisses pour une grammaire
Işıl Kurmuş n’est pas que collectionneuse d’objets, dans ce sens où elle jubile à élaborer des « listes » et s’extasie à en savourer le contenu, aussi considère-t-elle les choses au singulier ! On la voit admirative face à une gomme, un brin d’herbe ou un bout de je ne sais quoi. Il n’est pas rare que cette humble fascination pour les petits riens de la vie ordinaire se mue en de mini dispositifs expérimentaux qui, par exemple, testeraient la « gommité » de la gomme ou exploreraient la « végétalité » d’une feuille d’arbre chue par terre et ceci à l’aune d’une association amusée entre des mains, des écrans et des médiums.
Işıl Kurmuş a une longue pratique photographique derrière elle; elle photographie pour collectionner peut-être! Mais surtout elle le fait pour voir, pour revoir car elle sait que ce n’est jamais complètement vu.
Des objets et des images; son monde se laisse conter à leur décompte. Son imaginaire s’épanouit à leur croisement, ses mains s’activent en leur présence et réagissent à leur façon de s’appeler ou de se repousser les uns les autres.
Les objets et les images sont autant d’unités de mesure qui nous font éprouver notre présence intempestive et inactuelle au monde. Objets ou images au delà de l’actualité d’un objectif ou d’une main qui les saisit renvoient toujours à un temps révolu, et ce qui vient d’être vu ou touché l’a été autrefois ici-même ou sous d’autres cieux. C’est ce mystère de l’éternel retour qui est en jeu dans ces billes ou ces ballons-planètes, ces cerfs-volants-fléchettes ou ces grilles scolaires et bien d’autres icônes qui traversent les œuvres d’Işıl Kurmuş.
Pour une collectionneuse et pour une iconophile comme Işıl, le PC serait ce méta-objet ludique par excellence, en lui le flux d’images s’infinitise, des fenêtres ne cessent d’ouvrir sur d’autres fenêtres, des entrées anticipent à l’envi d’autres entrées en matière; au final tout constelle et comme une poussière d’infini nous menace de cécité, sinon de vertige. Pour dompter une nébuleuse, et en d’autres temps, on a dû inventer l’astrologie. De nos jours, et pour affronter ce chaos de l’iconosphère, Işıl Kurmuş, en artiste, essaye de dresser des cartes de sauvetage !
Une image prise aux flux du réseau, ou arrêtée par un déclic photographique, un objet scanné et mis en image sont appelés à comparaître dans une tribune : une surface blanche, toujours la même, 100x70cm.
Une image élue et imprimée est ce premier coup de dés qu’on joue contre cette avalanche d’images tous azimuts. Le sacre du blanc est entamé, à travers cette impression inaugurale, le blanc est comme révélé à ses promesses ; d’autres coups de dés attendent ; leur avènement aurait révélé le hasard à lui-même, l’aurait convoqué à la tribune, faute de l’abolir !
Dans ce procès iconographique que commet l’artiste, ce qui comparait au tribunal du jugement esthétique est constitué prioritairement d’écrans : papiers, écrans TV, écrans de PC, tableau etc.
Faut-il rappeler qu’un écran même opaque laisse voir au travers! Faut-il rappeler qu’un écran laisse toujours jouer à sa surface un compromis entre une image et un imaginaire, un rationnel et un irrationnel, une conscience et un inconscient! Donc les images, et à fortiori les images artistiques de Işıl Kurmuş, ne se laissent contenir dans aucun discours. Et si on a à s’accommoder d’un à leur propos il ne peut être qu’à leur semblance, c’est-à-dire hybride, fonctionnant sur plusieurs registres, ouvert sur plusieurs interprétations.
Des écrans-tableaux noirs reçoivent «la craie » du maître, laissant profiler de confondantes images élémentaires. Un bonhomme rendu linéairement se rase, se peigne ou s’affaire à de plates activités quotidiennes. Sur d’autres écrans ça « astronomise », ça frotte, ça « photoshop » ou ça révèle des traces de doigts sur l’écran.
Par ici ça imprime, par là ça dépose son empreinte, ailleurs, ça scanne, souvent ça dessine et tout cela pour mettre en écho et en résonance des gestes du quotidien hissés au rang d’icônes quasi religieuses, de menus objets crevant leurs concepts pour laisser couler la métaphore, des images célestes, des écrans d’antan et d’autres d’aujourd’hui chipés à internet.
Les titres des œuvres ponctués d’hashtags rendent bien l’esprit de ces petits poèmes en prose qui brassent le haut et le bas, le technologique au fait main, un astre à une aiguille de pin pour nous rappeler à cette nouvelle éthique-esthétique, nous sommant à bricoler du sens au regard des grands récits qui s’écroulent comme un château de cartes.
Imed Jemaiel
Mars 2016